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«La conscience réflexive est redevenue un objet de recherche scientifique légitime»

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Jean-François Dortier, fondateur et directeur du magazine Sciences humaines, a dirigé l´ouvrage collectif  “Le Cerveau et la pensée ; le nouvel âge des sciences cognitives” (Editions Sciences humaines). Pour Ouvertures, il fait le point sur les dernières connaissances dans ce domaine et sur les enseignements que l´on peut en tirer.

Jean-Luc Martin-Lagardette.- Dans ce panorama synthétique des dernières découvertes en sciences du cerveau que ce livre propose, je suis frappé par la dissipation des frontières entre les dualités telles que biologie/culture, déterminisme/liberté, centré/modulaire, etc. On est vraiment entré dans l´ère de la complexité chère à Edgar Morin. Mais n’y aurait-il pas une idée qui ressorte et qui offrirait un fil conducteur ?


Jean-François Dortier.

Jean-François Dortier.- Depuis une dizaine d’années, un concept central émerge, c’est celui de la plasticité cérébrale. Avant, on voyait le cerveau comme un organe dont la structure, le câblage interne, étaient prédéterminés dans l’embryon par l’évolution biologique. En fait, il se reconfigure sans cesse, se réorganise au fur et à mesure de l’apprentissage. Un peu comme une plante : au départ, la graine contient un programme génétique, un câblage biologique déterminé et elle pousse en lien avec l’eau, le soleil et les sels minéraux qu’elle reçoit. Il en va de même pour le cerveau qui mue en fonction de l’alimentation culturelle qu’il accueille en provenance des yeux, des oreilles et des différents sens. Comme la plante, il co-évolue en lien avec son environnement.

Le développement des neurosciences nous pousse à nous ouvrir à d’autres disciplines que la physique, la biologie ou la psychologie. On ne peut plus ignorer le réseau social qui fait le pont entre biologie et culture. Le cerveau d’un être humain privé d’affection, de relation humaine, d’émotion sensorielle, ne se développera jamais complètement…

JL ML.- Peut-on imaginer que ces nouvelles connaissances nous aident à mieux gérer nos pensées ?

JF D.- Oui et non. Le cerveau humain fonctionne avec des stéréotypes : il catégorise le monde pour tenter d’en dompter l’étrangeté, la complexité. C’est ce que j’appelle le cerveau idéologique. L’infinie diversité de l’univers est réduite à des schémas souvent figés. Pour cette raison, je suis plutôt pessimiste à l’idée d’un progrès collectif de la pensée grâce aux découvertes des sciences cognitives.

En revanche, comprendre comment marche notre cerveau peut nous aider dans de nombreux domaines. Par exemple, à mieux apprendre grâce à une meilleure compréhension du fonctionnement de la mémoire. On sait désormais que l’apprentissage « distribué », c’est-à-dire diffusé par séances successives, est plus efficace que l’apprentissage « massé », où l’on tente de tout engranger en une seule séance.

Autre application concrète, la prothèse cognitive. En connaissant le circuit cérébral de la vision, on peut élaborer une prothèse visuelle et redonner une vue à des aveugles. C’est ce qu’il y a vingt ans nous nommions la bionique.

JL ML.- Un concept est mis à mal par les neurosciences, celui de l’inconscient à la mode freudienne…

JF D.- Freud lui-même avait pris du recul par rapport à ce terme. Il l’avait même abandonné en 1923, le remplaçant par le mot « Ça » et réservant l’adjectif « inconscient » à tout ce qui échappe à la conscience.

Aujourd’hui, pour les neurosciences, l’inconscient recouvre tous les actes intelligents du cerveau qui échappent à la conscience. Cela va des perceptions subliminales aux actes « automatiques » effectués en même temps que d’autres: comme lorsque je conduis une voiture, passe les vitesse, tourne le volant, tout en pensant à autre chose. Une autre exemple est celui de la soudaine « illumination », bien connu de certains scientifiques lorsqu’ils découvrent d’un seul coup, de façon impromptue, la solution d’un problème qui les préoccupait depuis un certain temps. Cela signifie que le cerveau a continué de travailler sans que le sujet n’en soit conscient.

JL ML.- A-t-on avancé sur le fameux problème du lien entre le corps et l’esprit ?

JF D.- Cette question philosophique par excellence a été fortement réactivée par les neurosciences, mais sur des plans très concrets. On sait mieux comment le cerveau agit sur le reste du corps, comment, par exemple, le système immunitaire dépend de l’état moral de la personne. Les liens entrant dans la psychosomatique sont mis en lumière.

On voit naître de nouvelles disciplines, comme la neurothéologie, c’est-à-dire l’étude cérébrale de la croyance en Dieu. On sait maintenant que chez des bouddhistes en transe, en état de « mindfullness », de sentiment océanique, comme dirait Romain Rolland, un centre cérébral particulier, le cingulaire inférieur, qui est programmé pour faire la différence entre le moi et le non-moi, est désactivé. Alors que chez les mystiques catholiques, par exemple, qui peuvent percevoir des images de Jésus ou de la Vierge, ce sont plutôt les centres visuels du cerveau qui s’agitent alors…

JL ML.- Pouvez-vous identifier d’autres avancées significatives ?

JF D.- L’homme partage bien des capacités cognitives avec les autres mammifères mais lui seul développe une pensée dans le sens de pouvoir se projeter dans l’avenir comme dans le passé. Il fait des hypothèses, s’extrait de son environnement, accède à l’au-delà du présent, de l’ici et maintenant. Le lieu de création de ces images est le lobe frontal, siège des fonctions exécutives et des capacités intellectuelles les plus élaborées. Cette région du cerveau est liée aux autres : occipitale pour la vision, pariétale pour la motricité et limbique pour l’émotionnel. C’est elle qui rassemble et contrôle toutes les données pour orienter la pensée.

JL ML.- Le neurologue A. Damasio a montré l’importance du rôle de l’émotion dans l’élaboration des décisions humaines. Qu’est-ce que veut dire « être rationnel » aujourd’hui ?

JF D.- On ne peut plus opposer simplement raison et passion, comme le faisaient les philosophes dans le passé. Les neurosciences ont effectivement réhabilité l’émotion comme guide intelligent pour la survie d’abord, mais aussi pour nombre de démarches cognitives, comme l’évaluation des risques (sécuritaire, financier, etc.). Le système émotionnel a un rôle adaptatif important mais il doit être régulé par le lobe frontal. C’est un jeu d’autocontrôle réciproque entre l’émotion et la raison, qui est propre à l’espèce humaine.

JL ML.- Un peu comme avec la physique quantique, qui a signé la fin d’une conception absolue de l’objectivité et la nécessité de prendre en compte l’observateur lors de l’expérience, les neurosciences ne signent-elles pas le grand retour de la subjectivité ?

JF D.- Une grande partie de la psychologie du XXème siècle – psychanalyse ou psychologie scientifique – ont effectivement expulsé la conscience de leur recherche. La psychanalyse ne s’intéressait qu’à l’inconscient ; la psychologie scientifique s’intéressait aux comportement, négligeant ce qui pouvait se passer dans la tête des gens et se méfiait de l’introspection, de la subjectivité. Aujourd’hui l’étude de la conscience réflexive, le fait de s’observer soi-même, est redevenue un objet de recherche scientifique légitime.

Il y a une catégorie de personnes qui a bien investi ce domaine depuis longtemps : celle des écrivains. Ils sont allés très loin dans la description des états mentaux. Ils ont réussi à mettre en œuvre ce procédé magique qui dit : « Bienvenue dans mon cerveau ! ». En s’immisçant au cœur des consciences, ils ont pu mettre en lumière les calculs, les désirs, les peurs, les fantasmes, etc., toutes choses qui échappent à la psychologie, aux protocoles expérimentaux et aux IRM, mais qui font pleinement partie de la connaissance.

Selon moi, la science de la pensée, qui a beaucoup investi dans la physique, la chimie et la biologie, doit maintenant intégrer l’approche littéraire…


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